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SCÈNE SIX

Courtois de Tessefane, Diane de Beauréalle,

Octave Ternolante, Augustin Pingrelou

 

Le Surintendant du gouvernement, Courtois de Tessefane, son épouse, Diane de Beauréalle, son confident, Octave Ternolante et son ministre de l’Assainissement budgétaire et financier, Augustin Pingrelou, entreprennent un voyage officiel à Cherbourg. Ils embarquent à bord d’un bateau de croisière, « l’Adèle », pour visiter la rade artificielle. Lors de cette sortie en mer, ils sont accueillis avec enthousiasme par les Cherbourgeois.

 

Courtois de Tessefane

Nous voilà réunis, mes compagnons fidèles,

À bord de ce navire ayant pour nom l’Adèle ;

Lorsque le ciel est clair, ce bateau promenade

Propose aux passagers de visiter la rade.

Cernant de tous côtés la ville de Cherbourg,

Ces fortifications dessinent ses contours.

Louis Seize y fit jadis son seul déplacement,

Parenthèse enchantée, moment d’apaisement,

Dans un règne enlaidi face à l’Histoire en marche,

Puisque de l’échafaud le roi gravit les marches…

Ce monarque pourtant, malgré son sort tragique,

Développe à Cherbourg des idées stratégiques :

Les digues et les forts défendront ses États

Face aux Anglais, pour lui, persona non grata.

 

Diane de Beauréalle (s’adressant à Courtois de Tessefane)

Regarde sur les quais comment les gens t’acclament,

Pour leur Surintendant les Cherbourgeois s’enflamment ;

Tu pourrais profiter de ta notoriété,

Or tes traits sont marqués par la contrariété…

La cité portuaire, en fête un peu partout,

Voit en son nouveau chef son plus précieux atout :

Natif du Cotentin, le portant dans ton cœur,

De la fatalité déconcertant vainqueur,

Tu fais escale ici pour le plaisir de tous,

Vers ce pays manchois tes sentiments te poussent.

Accepte, mon époux, que l’on te rende hommage,

Cesse un peu de jouer ce dolent personnage !

Chasse de ton esprit ces lueurs de tristesse,

En ces milieux divins, pure indélicatesse.                                      

 

Courtois de Tessefane

Je suis presque étouffé par cet excès d’éloges,

À tel point que parfois le doute en moi se loge…

Or je dois recevoir les faveurs du public,

Perdre en intimité pour plus de République !

 

Octave Ternolante (s’adressant à Courtois de Tessefane)

Vers le café du Port portez votre regard ;

Après les cours ici, vous restiez à l’écart

Pour lire à vos amis certains de vos poèmes,

Vous traitiez tous les jours, mon maître, un nouveau thème.

Vous disiez : « La jeunesse a souvent ses vertus,

À composer des vers le cerveau s’habitue,

Écrire est un bienfait pour dompter sa nature,

La paresse une offense à la littérature ! »

Ce haut lieu littéraire, en pleine adolescence,

Fut alors pour votre âme une réjouissance…

 

Augustin Pingrelou (s’adressant à Diane de Beauréalle, Octave Ternolante et Courtois de Tessefane)

Il me plaît, pour ma part, découvrant l’autre rive,

De voir les goélands manier l’art de l’esquive,

Pour sur les chalutiers dérober des poissons,

Faisant des vols planés, leurs cris à l’unisson.

Ces oiseaux d’un blanc pur, exhibant leur bec jaune,

Dressent sur l’océan leur plus auguste trône.

Un autre volatile, intégralement noir,

A fait du Cotentin l’un de ses territoires ;

Notablement doué pour la nage en apnée,

Il déploie, pour pêcher, des qualités innées,

Mais ce corbeau marin, juste après ses plongeons,

Investit un moment les rochers, les pontons

Pour sécher son plumage assez peu perméable,

Ou jouir simplement d’un soleil agréable.

À travers mon récit, bien souvent transparent,

Avez-vous reconnu l’agile cormoran ?

 

Diane de Beauréalle (s’adressant à Augustin Pingrelou)

Cher ministre Augustin, loin de votre sujet,

Vous quittez brillamment les contrées du budget !

Votre exposé charmant sur ces deux palmipèdes

Semble offrir à votre âme un grisant intermède.

Mais peut-être avez-vous, par cette illustration,

Jeté les fondements d’une démonstration…

Nous allons le savoir, j’attends de voir la suite

Pour comprendre comment vous parlerez ensuite !

 

Augustin Pingrelou

Votre sagacité me plaît beaucoup, Madame :

Ne restons jamais sourds aux intuitions des femmes !

À des propos plus clairs attachons ma doctrine,

Pour saisir un peu mieux la poésie marine :

Diane, Octave, Excellence, au cœur de ce théâtre,

J’affirme qu’un joyau ne peut jamais décroître,

Pour peu que l’esthétique ait les bons matériaux

Et qu’elle écrive ainsi le juste scénario.

À la beauté des flots tout devra concourir,                                                    

Si rien ne fait défaut, l’art pourra s’en nourrir :

Poissons, oiseaux ou fleurs, mer houleuse ou paisible,

Eaux émeraude ou bleues, marées imprévisibles,

Barques, voiliers, bateaux, nuages ou ciel bleu,

Vieillards aux cheveux blancs, jeunes gens amoureux,

Digues, forts et pontons, commerces et maisons,

Le beau, pour exister, se répand à foison.

                                                                                                                                     

Octave Ternolante

Cherbourg avec la Manche a tissé son destin ;

Prolongeant le discours du ministre Augustin,

Il me prend le désir de parler des marées :

Par gros coefficients, les badauds effarés

De la mer en furie deviennent les laquais,

L’observant, stupéfaits, lécher soudain les quais ;

Énorme et monstrueuse, elle avale la ville,

Sous un ciel gris, puis noir, obséquieux et servile,

Effrayant les passants, frappés par la tempête,

Qui prennent brusquement la poudre d’escampette…

 

Diane de Beauréalle

Octave, en ton discours s’insinue la terreur,

Laisse-moi, s’il te plaît, dissiper cette horreur !

Examinez vous trois ce port s’ouvrant au monde,                 

Voulant s’approprier la profondeur de l’onde.

Jouissez, mes amis, de ce spectacle unique :

Imaginez au loin les îles britanniques,

Quand soudain la pensée s’envole vers ces terres,

Traversant l’océan pour joindre l’Angleterre,

Car de tout temps Cherbourg, empire maritime,

Bâtit avec la mer des relations intimes.

 

Courtois de Tessefane

Nous avons admiré la rade artificielle,

Dans cet air vivifiant, sous ce lumineux ciel ;

À petits pas l’Adèle, avec beaucoup de grâce,

Parmi ses frères d’eau, vient retrouver sa place.

Diane, Octave, Augustin, ce périple de rêve,

Sous les vivats normands, suavement s’achève.

Il faut quitter Cherbourg pour gagner Maupertus,

Nous volerons sans doute une heure tout au plus,

Pour atteindre Paris, puis rejoindre Versailles.

Peut-être Ballabert languit après ses ouailles…

SCÈNE QUATRE

 

Diane de Beauréalle, Courtois de Tessefane

 

Après avoir remonté la Seine jusqu’au Havre à bord d’une péniche, Diane et Courtois embarquent sur un bateau de croisière et longent les côtes de la Manche, à destination de Cherbourg. Arrivés sur place, ils se promènent dans la ville portuaire.

 

Diane de Beauréalle

Tu revois, mon époux, ton Cotentin natal,

Loin de l’agitation de notre capitale,

De ses fades toits gris, de sa terne moiteur,

De son souffle malsain, de ses airs imposteurs.

 

Courtois de Tessefane

La Cité de la Mer et ses maints aquariums,

Grouillant de vie marine, indispensable à l’homme,

M’emplissent de gaieté, ravivent ma mémoire.

Ces lieux de mon enfance, ancrés dans ce terroir,

Excitent tous mes sens, enflamment mon esprit,

Dans nos mornes banlieues si tristement tari.

Observe, mon épouse, un site fascinant :

Attache ton regard au curieux Pont Tournant ;

Quand il s’ouvre aux bateaux, Cherbourg subit sa loi :

On voit sur chaque rive un flot de Cherbourgeois,

Un peuple divisé perdant sa cohésion,

Puis, le pont refermé, reprenant sa fusion.

Admire un peu plus loin le bassin du commerce ;

Chalutiers et voiliers, parfois sous les averses,

Accompagnés souvent par des vents déchaînés,

À la beauté des flots puissamment enchaînés,

Dès que s’ouvre le pont, s’élancent vers la mer,

Du large devenant les fervents missionnaires.             

                                                                                                               

Diane de Beauréalle

Il me plaît d’évoquer, Courtois, d’autres merveilles

Qui ne méritent pas de rester en sommeil :

Par la pensée, mon prince, allons au quai de France,

Je ressens pour ce lieu la plus vive attirance.

Imagine un instant ces fougueux paquebots,

Énormes et spacieux, souverainement beaux ;

Dans la cité normande ils font souvent escale,

Suscitant dans la foule une ardeur sans égale,

Quand ils défient, hautains, la ville et l’océan ;

Le corps lourd et massif de ces gracieux géants

Déverse dans les rues des passagers gloutons,

Qui découvrent alors, sous son vert céladon,

La cité portuaire et sa rade grandiose,

Dans cette immensité semblant vivre en symbiose.

Ce port des plus charmants fait effet sur notre âme,

Mais malgré ses splendeurs que notre cœur acclame,

Peut-il dans notre chair éteindre nos blessures

Et réduire à néant nos tristes meurtrissures ?

Parce que nous errons, loin du Soleil Glorieux,

Sur une voie funeste, un chemin périlleux,

Je crains que ce voyage un peu trop irréel

Ne puisse nous soustraire à notre vie cruelle.

 

Courtois de Tessefane

Cherbourg prolonge en nous ce rêve maritime,

Savourer ses trésors paraît bien légitime :

Comment avec la grâce instruire son divorce ?

Pourtant notre souffrance a beaucoup plus de force,

Et nos désillusions demeureront béantes,

Rien ne refermera, hélas, nos plaies géantes !

Mais laissons l’océan noyer notre amertume,

Nos pensées sommeiller dans sa limpide écume,

Avant d’être avilis par notre quotidien,

Qui dissout peu à peu notre bonheur ancien

En anéantissant tout ce qui nous enivre,

En rongeant lentement notre appétit de vivre.

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